L. Hunt: L’invention des droits de l’homme

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Titel
L’invention des droits de l’homme. Histoire, psychologie et politique


Autor(en)
Hunt, Lynn
Erschienen
Genève 2013: Editions Markus Haller
Anzahl Seiten
310 S.
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Valentine Zuber

Lynn Hunt, spécialiste américaine de l’histoire de la Révolution française, s’est aussi intéressée à l’histoire culturelle de l’Europe, à l’historiographie et aux théories du genre. Elle est actuellement professeure d’histoire à l’Université de Californie à Los Angeles. Son plus grand succès a été son ouvrage sur l’histoire des droits de l’homme, intitulé Inventing Human Rights: A History, paru chez Norton à New York en 2007. Cet ouvrage important est maintenant enfin accessible en français depuis sa parution à Genève aux éditions Markus Haller en 2013. Traduit de l’américain par Sylvie Kleiman-Lafon, l’édition genevoise est enrichie d’une préface d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998.

L’auteure rappelle d’abord la nouveauté des prétentions universalistes apparues chez les penseurs du droit naturel du XVIIIe siècle, à la suite de la réflexion première d’un Hugo Grotius au siècle précédent. Elle a permis l’émergence d’une nouvelle forme de proclamation politique, génératrice de changement radical dans la conception d’un bon gouvernement: la déclaration des droits de l’homme. Ce changement n’a été cependant rendu possible que parce que les sensibilités avaient considérablement évolué au cours du XVIIIe siècle. C’est à ce moment de l’histoire européenne que le sentiment d’appartenance individuelle s’est le plus remarquablement développé, à travers l’épanouissement de la pensée des Lumières. Ce nouvel état d’esprit s’est largement diffusé dans la population par la littérature sentimentale à succès. L’auteure souligne ainsi le rôle joué par les héroïnes féminines de romans tels que la Nouvelle Héloïse (1761) ou bien encore par la grande vogue des romans de type épistolaire qui mettaient en avant l’irréductibilité de la personne individuelle, permettant le développement général du sentiment d’empathie. L’auteure voit ces changements à l’oeuvre à travers l’évolution de l’appréciation de la torture, l’un des combats essentiels des penseurs progressistes dans les années 1780. S’appuyant par analogie sur la notion développée par Benedict Anderson de «communautés imaginaires», l’auteure peut ainsi parler «d’empathie imaginaire» (l’autre est comme moi) qui a servi selon elle de fondation aux droits de l’homme à la fin du XVIIIe siècle.

Les droits de l’homme se sont effectivement inscrits dans l’histoire grâce à la proclamation très rapprochée de deux grands textes politiques: la Déclaration d’indépendance de 1776 et celle des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Contrairement à la Bill of Rights de 1689 qui se référait aux anciens droits et libertés du peuple anglais qu’elle entendait garantir, les déclarations américaine de 1776 et française 1789 ont toutes deux proclamé l’égalité, l’universalité des droits naturels de l’homme compris comme «être humain». Cependant, l’auteure relève que la postérité immédiate de ces déclarations exceptionnelles a été plutôt décevante puisque leurs propositions révolutionnaires ont tardé à être appliquées intégralement, en dépit des nombreux débats contemporains. Les enfants, les malades mentaux, les prisonniers, les étrangers, les non-propriétaires, les esclaves, les noirs libres, quelques minorités religieuses parfois, et bien entendu les femmes, ont été d’abord systématiquement exclus de leur champ d’application. Il a enfin fallu attendre la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 pour que tous les êtres humains puissent enfin se prévaloir politiquement et légitimement de ces droits «naturels et universels» énoncés plus d’un siècle et demi plus tôt.

L’auteure cherche ensuite à comprendre l’apparition, d’un point de vue diachronique et synchronique, de tels textes programmatiques. Toutes ces déclara tions prétendent n’énoncer que des évidences qu’il s’agit simplement de rappeler dans une forme solennelle. La question est alors de savoir pourquoi il a alors fallu d’une part les proclamer, d’autre part les réitérer à plusieurs moments de l’histoire… Prolongeant son questionnement, elle se demande aussi pourquoi ces droits qui se présentent comme universels n’ont pas été immédiatement (et ne sont toujours pas complètement) reconnus universellement? Pour l’auteure les droits de l’homme doivent pouvoir répondre à 3 conditions essentielles pour être complètement légitimes: ils doivent être naturels, égaux pour tous, et applicables à tous. Sans s’opposer aux droits divins ou aux droits des animaux, ils doivent pouvoir se développer dans un monde séculier. Ils demandent enfin à être confortés par la participation de chacun à leur mise en oeuvre.

Les déclarations des droits ne se sont pourtant pas contentées de signaler un changement d’attitude collective, elles ont aussi contribué à un transfert politique radical de souveraineté. Rappelant que les déclarations des droits du XVIIIe siècle ont été à la fois confirmation de droits existants et source fondatrice d’un nouveau modèle de gouvernement, républicain en Amérique, constitutionnel en France, l’auteure montre qu’elles ont constitué la première étape d’un processus complexe d’universalisation, certes chaotique, mais qui se poursuit encore de nos jours.

Elle remarque en effet qu’au lendemain de la geste révolutionnaire, les droits universels ont perdu du terrain au profit des droits particularistes et nationaux. Les guerres napoléoniennes ont joué un rôle certain dans l’assimilation entre droits de l’homme et impérialisme. Le succès des nationalismes après 1815 est alors devenu le cadre dominant de la discussion à propos des droits. L’auteure souligne le rôle des écrits contre-révolutionnaires dans la popularisation et la dissémination de l’idée des droits de l’homme à travers le monde. La contestation de l’idée d’une égalité universelle de tous les hommes, a permis par ailleurs d’introduire des philosophies soulignant au contraire les différences naturelles (et/ou biologiques) entre les hommes. Le paradoxe des droits de l’homme est qu’ils ont ainsi ouvert la possibilité au racisme, au sexisme et même à l’antisémitisme. Par ailleurs la réticence du marxisme à la défense des droits individuels et «égoïstes» de l’homme a longtemps contribué un frein à leur extension au niveau mondial.

Ils ont pourtant ressurgi comme des solutions nouvelles au lendemain de la seconde guerre mondiale. La déclaration universelle des droits de l’homme, signée par la presque totalité des pays représentés à l’ONU en dépit de résistances politiques certaines, s’apparente cependant plus à un ensemble d’aspirations qu’à une réalité à la portée de la main. Constituée en une liste d’obligations morales destinées à la communauté internationale, elle a longtemps manqué des moyens nécessaires à leur application. Elle a cependant donné un cadre aux discussions internationales et aux actions en faveur des droits de l’homme, en grande partie grâce au rôle politique grandissant des ONG lorsque les Etats avaient tendance à se replier sur eux-mêmes (guerre froide, conflits coloniaux, etc…).

Dans un dernier chapitre intitulé «Les droits de l’homme ont-ils échoué?» l’auteure analyse les limites réelles de l’empathie dans le développement des droits de l’homme, au XXIe siècle comme au XVIIIe: «L’appel à des droits universels, égaux et naturels stimula le développement de nouvelles idéologies de la différence pouvant parfois aller jusqu’au fanatisme. Les nouveaux modes d’expression de l’empathie ouvrirent la voie à un sensationnalisme de la violence» (p. 241). Les droits de l’homme poursuivent pourtant leur progression et s’étendent régulièrement à de nouveaux domaines d’application. A chaque nouveau droit énoncé correspond cependant un nouveau conflit. Pour l’auteure, s’il y a bien encore des défauts dans l’appareil international de défense des droits de l’homme, sa structure lui paraît pourtant bonne en tant que telle. Mais pour que cela fonctionne efficacement, l’auteure recommande de ne pas oublier d’y ajouter la force des convictions et des sentiments particuliers: «Ce processus avait et a encore aujourd’hui quelque chose de circulaire: nous savons ce que veulent dire les droits parce que nous sommes désemparés lorsqu’ils sont bafoués. La vérité des droits de l’homme est en ce sens paradoxale, mais elle n’en demeure pas moins évidente» (p. 243).

La traduction française de cet important ouvrage permet d’introduire auprès du public francophone des nouveaux paradigmes à l’oeuvre depuis quelques années déjà dans une historiographie encore essentiellement anglo-saxonne. A côté des nombreuses études de type juridique et des témoignages d’acteurs, l’ouvrage de Lynn Hunt témoigne d’une mise en perspective nouvelle (et nécessaire) du concept des droits de l’homme dans l’histoire des idées politiques.

La remise en cause de l’hagiographie dominante est cependant encore extrêmement prudente chez l’auteure. Sa conception progressiste et sa vision finalement optimiste l’ont parfois fait accuser, par les plus radicaux représentants de cette nouvelle école historiographique (cf. les ouvrages récents de Samuel Moyn, Jan Eckel1), de présenter une histoire encore trop téléologique du progrès et des droits de l’homme. Cela n’enlève cependant rien à l’intérêt et à l’originalité de sa lecture de l’histoire des droits de l’homme, fruit de la combinaison heureuse de la raison et des sentiments.

1 Samuel Moyn, Jan Eckel, The Breakthrough: Human Rights in the 1970’s, University of Pennsylvania Press 2013.

Zitierweise:
Valentine Zuber: Rezension zu: Lynn Hunt: L’invention des droits de l’homme. Histoire, psychologie et politique, préface d’Amartya Sen. Genève, Editions Markus Haller, 2013. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 64 Nr. 1, 2014, S. 184-186.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 64 Nr. 1, 2014, S. 184-186.

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